—  Tu possèdes les Maximes de Ptah-Hotep ! Tant mieux. N’oublie surtout pas celle-là : l’ignorant n’écoute pas, il considère la connaissance comme l’ignorance et vit de ce qui fait mourir. À présent, la vérité : pourquoi veux-tu travailler à Kahoun ?

—  Parce que c’est ici que sont formés les meilleurs scribes du royaume.

—  Et tu désires devenir l’un d’eux ! Tu ignores sans doute que l’avidité est le pire des défauts, un mal incurable, source de tous les maux.

—  Souhaiter exceller dans son métier, est-ce de l’avidité ?

—  On verra sur le terrain. Es-tu certain de m’avoir tout dit ?

—  Pour le moment, oui.

—  Tu as de la chance, j’ai une place dans mon étable. Mais je n’y accepte que les ânes travailleurs et disciplinés. La même exigence s’applique à toi. Ma cuisinière préparera tes repas. En revanche, ma femme de ménage ne s’occupera pas de ta chambre et de ton cabinet de toilette. Nettoie-les soigneusement, sinon je te chasse. Cette maison doit rester un modèle de propreté. En cas de problème, pas d’initiative intempestive. Tu me consultes et tu suis mes instructions. Installe-toi rapidement, nous partons dans une heure.

Quand il découvrit son nouveau logis, Iker oublia les acidités de son hôte. La chambre était vaste, claire, équipée de deux nattes de première qualité, d’un lit bas avec chevet et coussin, de draps de lin fin pour l’été, épais pour l’hiver, de coffres de rangement et de deux lampes à huile !

Encore ébloui, Iker mena son âne à l’étable située derrière la maison, non loin de la cuisine en plein air. Là non plus, il ne fut pas déçu. Vent du Nord disposait d’un immense espace pour lui tout seul, d’un fourrage abondant et d’un bac d’eau bien rempli.

—  J’ai l’impression qu’il faudra mériter cette chance.

L’âne leva l’oreille droite.

—  Bois à ta soif et mange à ta faim, Vent du Nord, mais ne t’attarde pas trop. Je suis certain que notre patron ne tolère pas le moindre retard.

Iker ne se trompait pas. Héremsaf l’attendait déjà sur le seuil de sa demeure.

—  Cet âne supportera-t-il le poids de mon propre matériel ?

—  Qu’en penses-tu, Vent du Nord ? demanda Iker.

L’animal acquiesça.

—  Si je comprends bien, s’étonna Héremsaf, c’est lui qui décide !

—  Il est mon seul ami.

Les lèvres pincées, Héremsaf enfourna sa palette, ses tablettes d’écriture et ses pinceaux dans l’une des sacoches.

—  En route.

La ville entière était en proie à une atmosphère studieuse. Même les balayeurs qui entretenaient l’axe principal et les rues secondaires ne s’apostrophaient pas.

—  Que la situation soit bien claire, précisa Héremsaf. Le pharaon m’a nommé intendant de la pyramide de Sésostris II et du temple d’Anubis. Je dois donc m’occuper des livraisons de jarres de bière, de pains, de viandes, de céréales, de graisses, de parfums, vérifier les comptes, le travail des employés, la distribution des nourritures, sans oublier de tenir un livre journalier. Cette tâche écrasante ne me laisse aucun loisir. Par conséquent, qui travaille sous mes ordres doit prouver sa compétence. Ici, les amateurs n’ont pas leur place.

La zone des silos impressionna le jeune scribe. À voir leur nombre et leur taille, les habitants de Kahoun ne redoutaient pas la famine ! Décidément, la petite cité bénéficiait bien des faveurs royales.

—  À toi de jouer, dit Héremsaf, grinçant.

Iker sortit son matériel d’écriture. Sur une tablette, il nota le nombre de silos isolés, puis s’intéressa à ceux qui étaient montés en batterie et dont la taille variait de deux à huit mètres de haut. Ensuite, il inspecta l’intérieur, contrôla la qualité des briques, la solidité des voûtes et l’étanchéité, indispensable pour éviter la nielle.

Quand le soleil commença à décliner, Iker rejoignit son supérieur.

—  Il me faudra plusieurs jours pour savoir si ces silos ne présentent aucun défaut. Je dois mettre mes notes en ordre et approfondir mes investigations.

Héremsaf ne fit aucun commentaire.

—  Je me rends au temple d’Anubis. Rentre à la maison où un dîner te sera servi. Sois ici demain à la première heure du jour.

Les bouchons servant à clore les orifices de chargement au sommet des silos étaient corrects, mais certaines portes de déchargement, en façade, coulissaient mal dans leurs rainures. Iker fit des croquis et, dans un rapport précis, signala les risques. Il ne s’agissait cependant que de détails en regard de la principale anomalie. Plongé dans ses pensées, le jeune homme se demandait comment la décrire avec le maximum d’exactitude lorsqu’on lui tapa sur l’épaule.

—  C’est toi, le nouveau scribe des greniers ? lui demanda un quinquagénaire grand et mou.

—  Je ne suis que l’assistant d’Héremsaf.

—  Héremsaf est un enquiquineur. Il déteste l’humanité entière et ne se plaît qu’à créer des ennuis à ses semblables.

—  Je n’ai pas à me plaindre de mon patron.

—  Ça viendra vite ! De quoi t’occupes-tu ?

—  Je m’assure du bon état des silos.

—  Tu perds ton temps. Il n’y a aucun problème.

—  Comment peux-tu en être certain ?

—  Parce que j’ai procédé moi-même à cette vérification l’année dernière. Aucun problème, je te dis.

—  J’en suis moins sûr que toi.

—  Qu’est-ce que tu racontes, l’ami ? Je suis un scribe expérimenté et reconnu. Personne ne met ma parole en doute.

—  En ce cas, pourquoi as-tu quitté ton poste ?

—  Dis donc, toi, tu es bien insolent ! Je veux voir ton rapport.

—  Hors de question. Il est destiné à Héremsaf, et à lui seul.

—  Allons, allons ! Entre collègues, pas de cachotteries.

—  Désolé, c’est impossible.

—  Dis-moi au moins si tu as constaté quelque chose d’anormal !

—  Cette constatation n’intéresse que mon supérieur.

—  Cessons de tourner en rond ! À Kahoun, on vit tranquille et on n’aime pas les fouineurs. Je me fais bien comprendre ?

—  Plus ou moins.

—  Cherches-tu vraiment des ennuis ?

—  Je ne cherche qu’à travailler en paix.

—  Si tu continues comme ça, tu n’as aucune chance de la trouver ! Écoute-moi bien : ces silos sont en parfait état et ne présentent aucune anomalie, puisque je m’en suis occupé. Est-ce clair ?

—  Limpide.

—  Eh bien, voilà ! Entre professionnels de bonne volonté, tout finit par s’arranger.

—  Le seul détail qui me manque, c’est ton nom. Mais je le découvrirai facilement et je saurai alors qui est le responsable des graves imperfections que j’ai décrites dans mon rapport.

—  Tu commets une erreur stupide et…

—  Personne ne m’empêchera d’accomplir mon devoir.

Héremsaf roula le papyrus qu’il venait de relire.

—  Tu portes de sérieuses accusations, Iker.

—  Elles sont fondées. Deux silos ont été construits avec des briques de qualité inférieure et devront donc être démolis. Mon prédécesseur a couvert une opération frauduleuse au détriment de la sécurité et de l’intérêt général.

—  En es-tu bien sûr ?

—  Les vérifications ont été faites. Et je ne parle pas des menaces proférées par ce bandit ! De toute manière, je m’en moque. Mais existe-t-il un lieu, sur cette terre, où règnent la vérité et la justice, un seul lieu où l’on puisse avoir confiance en autrui ?

—  Mauvaise question et faux problème, jugea Héremsaf. Connais-tu les secrets du livre divin, l’art du ritualiste, les formules qui permettent aux âmes des justes de circuler dans les univers ? Non, bien sûr ! Alors, au lieu de te révolter comme un ignorant, équipe-toi.

—  M’équiper… Le maire m’y a déjà incité ! Comment procéder en s’occupant des greniers ?

—  Toutes les voies mènent au centre si le cœur est juste. Une seule question mérite d’être posée : es-tu un homme ordinaire, ou bien un chercheur d’esprit ?

 

50.

Sésostris et son conseil restreint venaient d’écouter la proposition de décrets rédigée par Médès, lequel n’en menait pas large. Il avait tenté de respecter au plus près la pensée du monarque tout en évitant de froisser les chefs de province Ouakha et Sarenpout, désormais serviteurs déclarés du pharaon.

—  Quelqu’un désire-t-il faire des remarques ou souhaite-t-il des corrections ?

Aucun des membres de la Maison du Roi ne demanda la parole.

—  Ces décrets sont donc adoptés. Qu’ils soient diffusés dans tout le pays.

—  De quelle manière procéder, Majesté ?

—  Retourne à Memphis et utilise le service du courrier.

La peur contracta les entrailles de Médès.

—  Si mon bateau est intercepté par les chefs de province, je…

—  Tu voyageras dans un bâtiment commercial affrété par Sarenpout et tu parviendras à la capitale sans encombre.

Pendant la majeure partie du trajet, Médès ne mangea que du pain et ne but que de l’eau. À tout instant, il redoutait l’agression de milices hostiles ou un contrôle pointilleux de leurs représentants.

Mais le destin se montra favorable, conformément à la prédiction de Sésostris.

Médès s’empressa de regagner son bureau, où il réunit ses principaux collaborateurs pour leur ordonner d’agir avec promptitude. Le moindre retard serait sanctionné. Être fonctionnaire de l’État ne garantissait pas un emploi à vie. Il fallait se montrer digne de ce privilège et se soucier en permanence de ses devoirs.

Travailleur acharné, Médès détectait vite les paresseux et les licenciait sans tarder. Ce soir-là, comme d’ordinaire, il fut le dernier à quitter les locaux de son administration et en profita pour jeter un œil sur les travaux en cours. Ainsi repéra-t-il un papyrus mal roulé et des taches d’encre sur des tablettes neuves. Dès le lendemain, les coupables devraient trouver un autre métier. En quelques mois, le Secrétaire de la Maison du Roi aurait rassemblé la meilleure équipe de scribes de Memphis, prouvant à Sésostris l’étendue de sa valeur. Comment le pharaon se méfierait-il d’un dignitaire aussi zélé ?

Médès ne rentra pas chez lui.

S’assurant qu’il n’était pas suivi, il se dirigea vers le port et s’enfonça dans un dédale de ruelles où il était aisé de remarquer un éventuel curieux.

À cause de sa nomination et de l’inventaire des temples exigé par Sésostris, la marge de manœuvre de Médès se réduisait presque à néant. Privée d’approvisionnements illicites, sa fortune occulte stagnait. Grâce à son instinct, il n’avait pas tardé à détecter une autre piste, sans doute plus lucrative, mais aussi plus risquée, puisqu’elle dépendait d’un intermédiaire rusé et malhonnête. Médès devrait le mettre au pas sans briser sa bonne volonté.

Sa riche demeure à un étage se cachait dans un quartier modeste. Sous le porche d’entrée, un gardien.

—  Je veux voir ton patron immédiatement.

—  Il n’est pas là.

—  Pour moi, si. Va lui montrer ça.

Médès confia au gardien un petit morceau de cèdre sur lequel avait été gravé le hiéroglyphe de l’arbre.

Son attente fut de courte durée. Avec force courbettes, le portier lui donna accès à la demeure.

Vêtu d’une longue robe chamarrée, parfumé à l’excès, ressemblant à une lourde amphore, le propriétaire vint à la rencontre de son hôte.

—  Très cher ami, quelle immense joie de vous recevoir dans mon modeste logis ! Entrez, entrez, je vous en prie !

Le négociant libanais précéda Médès dans un salon surchargé de meubles exotiques. Sur des tables basses, des pâtisseries et des boissons sucrées.

—  Je prenais une collation avant le dîner. Désirez-vous vous joindre à moi ?

—  Je suis pressé.

—  Bon, bon… Souhaitez-vous parler affaires ?

—  Exactement.

Le Libanais n’appréciait guère cette précipitation, mais, pour s’implanter en Égypte, il devait en passer par là.

—  Quand la livraison sera-t-elle effectuée ? demanda Médès.

—  Notre bateau arrivera la semaine prochaine. J’espère que toutes les autorisations nécessaires auront été délivrées.

—  Je m’en occupe. La cargaison ?

—  Du cèdre de première qualité.

L’Égypte manquait de certains bois, qu’il fallait donc importer. Les meilleurs se négociaient à un prix élevé. Voilà longtemps que Médès étudiait la filière avec l’espoir d’en tirer un maximum de bénéfices. Encore fallait-il dénicher le négociant qui partagerait son point de vue et serait assez habile pour mener l’entreprise à son terme.

—  Comment s’organise ton circuit de vente ?

—  Au mieux, seigneur, au mieux ! J’ai quelques contacts sûrs dans la région et je propose du bois à la moitié du cours officiel, payable d’avance. Comme il n’a jamais existé et ne figure sur aucun bordereau, ni le vendeur ni l’acheteur ne peuvent être inquiétés. Vos compatriotes aiment les beaux matériaux et n’hésitent pas à se les procurer, même de manière occulte, afin de les utiliser pour la construction de leurs villas ou de les confier à un menuisier qui crée des meubles raffinés.

—  Si cette première affaire est un succès, elle sera suivie de beaucoup d’autres.

—  Soyez-en certain ! Je dispose de la meilleure équipe de professionnels, aussi dévoués que discrets.

—  Es-tu conscient que, sans moi, la réussite est impossible ?

—  Vous êtes l’architecte de cette entreprise, je le sais bien. Toute ma gratitude vous est acquise et…

—  Les trois quarts des bénéfices pour moi, le dernier quart pour toi.

Le cœur du Libanais faillit cesser de battre. Seules de longues années d’expérience lui permirent de conserver un sourire de façade, alors qu’il avait envie d’étrangler le voleur.

—  D’habitude, seigneur, je…

—  Cette situation est exceptionnelle, et tu me dois tout. Grâce à moi, le marché égyptien t’est ouvert et tu deviendras très riche. Comme tu m’es sympathique, je me montre plus que raisonnable.

—  Je vous en sais gré, déclara le Libanais avec chaleur.

—  Ne parle jamais de moi à quiconque. Si tu commettais un faux pas, je te ferais arrêter pour fraude. Et ta parole ne pèserait rien par rapport à la mienne.

—  Comptez sur mon mutisme.

—  J’aime traiter avec un homme intelligent. À bientôt, pour fêter notre premier succès.

Médès n’éprouvait aucune confiance envers ce Libanais, et il surveillerait chaque phase de l’opération qu’il bloquerait dès le premier incident. Néanmoins, le négociant était tellement dévoré par l’appât du gain qu’il serait peut-être un partenaire sérieux. 

Gergou était ivre.

En attendant Médès, il n’avait cessé de vider des coupes de bière forte qu’il réclamait à un échanson désapprobateur, contraint malgré tout de satisfaire les exigences de ce malotru, tant apprécié de son patron.

Quand il arriva, Gergou se leva et tenta de se tenir très droit.

—  J’ai peut-être un peu bu, mais j’ai l’esprit clair.

—  Rassieds-toi.

Gergou visa un fauteuil et parvint à ne pas le rater.

—  J’ai de bonnes nouvelles. Je donne satisfaction au Grand Trésorier Senânkh qui n’est pourtant pas un homme facile, contrairement aux apparences. Je le trouve même particulièrement méfiant et je me tiens à ma place afin de ne pas éveiller ses soupçons.

—  Côté femmes ?

—  Je ne fais plus appel qu’à des professionnelles, affirma l’inspecteur principal des greniers. Comme ça, aucune plainte à redouter.

—  Continue. Je ne veux aucun scandale impliquant une dame de la bonne société. Quelles sont les faiblesses de Senânkh, à ton avis ?

—  La gastronomie. Il ne supporte ni les plats banals ni les vins médiocres.

—  Ce n’est pas suffisant pour le corrompre. Tu t’occupes trop de toi-même et pas assez d’autrui, Gergou. Il me faut davantage d’informations. Et ces bonnes nouvelles ?

Gergou eut un sourire gourmand.

—  Senânkh m’a emmené à Abydos. Lui s’est chargé du trésor du temple, moi des conditions de vie des prêtres.

Médès s’échauffa.

—  T’a-t-on permis d’accéder au temple ?

—  Non, uniquement à un bâtiment administratif. Toutefois, je n’ai pas perdu mon temps. D’abord, j’ai constaté que le site était gardé par l’armée.

—  Pour quelle raison ?

—  Aucune idée, mais c’est plutôt bizarre. Poser des questions m’aurait forcément attiré des ennuis.

Médès fulminait.

—  Pénétrer dans le territoire sacré d’Abydos et ne rien apprendre d’essentiel ! Par moments, Gergou, je me demande si tu es digne de mon amitié.

—  Je n’ai pas fini ! Ensuite, j’ai rencontré un prêtre avec lequel j’espère rester en contact. Un drôle de bonhomme qui pourrait vous intéresser.

—  De quelle façon ?

—  Nos regards se sont croisés de manière étrange. Ce type est peut-être un grand savant, mais j’ai eu l’impression qu’il n’était pas satisfait de son sort et qu’il aimerait l’améliorer.

—  Ne te fais-tu pas des illusions ?

—  Les corruptibles, je les renifle.

—  Un prêtre d’Abydos… Impossible !

—   On verra bien. Si je suis appelé à lui parler de nouveau, j’en saurai davantage.

Médès se prit à rêver : avoir un allié à l’intérieur d’Abydos, le centre spirituel de l’Égypte, pouvoir le manipuler, connaître les secrets du temple couvert, les utiliser à son profit ! Non, c’était un mirage.

—  Connais-tu le nom et la fonction de ce prêtre ?

—  Pas encore, mais il s’est présenté comme mon interlocuteur privilégié pour assurer le bien-être de ses collègues. Notre entretien aurait dû être banal. Pourtant, j’ai senti qu’il en allait autrement.

—  A-t-il prononcé des paroles qui confirmaient cette impression ?

—  Non, mais…

—  Ton imagination t’égare, Gergou. Abydos n’est pas un lieu comme les autres. N’espère pas y trouver des hommes ordinaires.

—  Mon flair me trompe rarement, je vous assure !

—  Cette fois, tu as tort.

—  Et si j’avais raison ?

—  Je te le répète : impossible.

 

51.

Séhotep dévêtit très lentement la jeune femme qu’il avait rencontrée, la veille au soir, lors d’un dîner officiel. Ils n’avaient cessé de se regarder et, à la fin du repas, s’étaient promis de se revoir en tête à tête. Comme le Porteur du sceau royal et la jolie brune avaient exactement les mêmes intentions, ils ne s’étaient pas dispersés en palabres inutiles.

Certes, elle était un peu fiancée, mais comment résister au charme de ce dignitaire racé, aux yeux pétillants d’intelligence et de désir ? Aucune coutume ne contraignait les filles à se marier vierges, et il valait mieux avoir un peu d’expérience pour satisfaire un futur époux.

Quant à Séhotep, il ne pouvait se passer d’une femme plus de quelques jours. Vivre sans leur magie, leurs parfums, leur sensualité, ces gestes qui n’appartenaient qu’à elles, lui était insupportable. Jamais il ne se marierait, car il avait trop d’âmes envoûtantes à découvrir et de corps délicieux à conquérir. Malgré les remontrances de Sobek le Protecteur, moraliste coincé, il restait l’homme de toutes les femmes.

Comme l’atmosphère s’était nettement détendue à Éléphantine depuis le ralliement du chef de province Sarenpout à Sésostris, le Porteur du sceau royal songeait de nouveau au plaisir, à la fois pour le donner et le recevoir. En tant que Supérieur de tous les travaux de Pharaon, il venait de superviser le plan d’agrandissement du temple de Khnoum sur l’île d’Éléphantine et, dès demain, il s’assurerait du bon état sanitaire des troupeaux de Sarenpout, lequel, en fidèle vassal, acceptait sans rechigner cette vérification.

Séhotep redoutait un importun qui gâcherait sa soirée, mais aucun officiel ne se manifesta. Aussi s’occupa-t-il, avec autant de délicatesse que de fougue, du magnifique paysage à explorer. Les creux, les vallons et les collines de sa nouvelle conquête avaient de quoi réjouir l’aventurier le plus blasé.

Son secrétaire eut le bon goût d’attendre qu’il terminât son voyage avant de le déranger. Il lui apporta une lettre rédigée en écriture codée que lui seul et le pharaon savaient déchiffrer.

Le contenu justifiait la réunion immédiate d’un conseil restreint.

   Calme plat, Majesté, déclara Sobek le Protecteur, mais je n’ai levé aucune des mesures de sécurité.

—  Sans tomber dans un optimisme béat, ajouta le général Nesmontou, je dois reconnaître que le comportement de Sarenpout ne présente aucune anomalie. Sa milice est à présent sous mes ordres, et je n’ai pas d’incident à déplorer. Ce ralliement me paraît décisif.

—  Il ne l’est malheureusement pas, répondit Sésostris. Le texte des décrets est parvenu à l’ensemble des chefs de province, et nous avons à présent leurs réponses.

Séhotep prit la parole.

—  Oup-ouaout, chef d’une des parties de la province du Grenadier et de la Vipère à cornes, a prononcé un discours agressif afin de réaffirmer son indépendance. Oukh, qui règne sur l’autre partie de cette même province, l’a imité. Djéhouty, à la tête de la province du Lièvre, annonce une grande surprise qui étonnera Sa Majesté.

—  Autrement dit, une attaque imprévue, commenta le général Nesmontou.

—  Quant à Khnoum-Hotep, le chef de la province de l’Oryx, il affirme haut et fort la puissance de sa famille qui continuera à régir son territoire inaliénable.

—  Ces quatre potentats veulent donc la guerre, conclut le général. Avec les milices de Sarenpout et d’Ouakha, nous avons une petite chance de les vaincre.

—  Il est trop tôt pour engager ces troupes-là dans une bataille, estima Sésostris. Leur allégeance est trop récente. Et nous ne pouvons pas non plus rester immobiles.

Nesmontou redoutait un nouveau coup d’éclat qui, cette fois, serait fatal au roi.

—  Majesté, je vous recommande la plus grande prudence. Les chefs de province qui vous sont hostiles viennent de durcir leur position. Les affronter avec des forces inférieures aux leurs aboutirait à un désastre.

—  Le responsable du dépérissement de l’acacia est l’un des quatre : Oup-ouaout, Oukh, Djéhouty ou Khnoum-Hotep ! rappela Séhotep. Quelle que soit la méthode utilisée, il faut l’éliminer.

—  En réunissant les provinces, déclara Sésostris, nous assemblons ce qui était épars et nous participons au mystère osirien. Quand l’Égypte est divisée, Osiris ne règne plus et le processus de résurrection s’interrompt. La mort envahit le ciel et la terre. C’est pourquoi nous allons quitter Assouan et partir vers le nord.

—  Avec quelle armée ? S’inquiéta Nesmontou.

—  Avec la flottille qui nous a permis de conquérir Assouan sans verser de sang.

—  Majesté, la situation est très différente ! Sarenpout était isolé, alors que nos quatre adversaires cohabitent dans la même région. Leur réaction tend d’ailleurs à prouver qu’ils se sont unis.

Oup-ouaout est réputé pour son caractère agressif et indomptable. Il n’hésitera pas un instant à lancer sa milice contre vous.

— Départ demain matin, ordonna le roi. 

Dans la demeure des Cananéens venant de la ville de Sichem, l’Annonciateur avait longuement prêché la révolte contre le pharaon et la destruction de l’Égypte. Fascinés, les disciples buvaient les paroles qu’ils souhaitaient tant entendre. Les futurs terroristes avaient bien besoin des encouragements de leur chef, car leur intégration dans la société égyptienne ne se passait pas aussi facilement que prévu. Trouver du travail ne se révélait pas trop difficile, mais les contacts avec la population, surtout avec les femmes, les dégoûtaient. Ils détestaient leur liberté, leur franc-parler et leur influence. Ces femelles auraient dû s’enfermer chez elles et obéir à leurs maris. Et puis la figure de Pharaon restait très populaire. De lui, on attendait la justice et la prospérité. Or Sésostris venait de déclencher une crue parfaite qui écartait pour longtemps le spectre de la famine, et sa nouvelle administration jouissait d’une réputation d’honnêteté et de rigueur.

De quoi céder au découragement, un état d’âme que semblait ignorer l’Annonciateur.

—  Ne vaudrait-il pas mieux retourner chez nous, proposa l’un des Cananéens à la fin du sermon, soulever notre pays et attaquer le Delta ?

L’Annonciateur lui parla doucement, comme s’il s’adressait à un faible d’esprit.

—  Moi-même, j’aurais préféré cette solution. Mais remporter une victoire militaire rapide et totale est désormais impossible. L’armée d’occupation égyptienne étoufferait dans l’œuf toute tentative de révolte. Il nous faut donc lutter de l’intérieur, apprendre à vivre ici, à connaître l’adversaire, ses coutumes  et ses points faibles. Ce sera long et difficile, mais je vous aiderai, toi et tes compagnons.

La demeure du Libanais n’était pas très éloignée de celle des Cananéens, mais l’Annonciateur emprunta un itinéraire tortueux qui l’en écartait.

—  Séparons-nous, dit-il à Shab le Tordu. Laisse-moi prendre de l’avance et cache-toi.

—  Si nous sommes suivis, je n’ai rien remarqué !

—  Le suiveur est habile.

—  Dois-je le supprimer ?

—  Contente-toi de l’observer et assure-toi qu’il est seul.

Shab était perplexe. Qui avait bien pu les repérer ? Il existait des cloisons étanches entre les différents réseaux de l’Annonciateur, qu’il était le seul à connaître dans leur totalité. Quant à leurs membres, ils étaient, sans exception, de farouches opposants à l’Égypte. Aucun traître n’aurait pu se glisser parmi eux.

Le Tordu s’accroupit sous un auvent et fit semblant de sommeiller.

D’une ruelle, il vit surgir le Cananéen qui voulait retourner chez lui, celui-là même que l’Annonciateur avait réconforté !

L’homme courut, revint sur ses pas, puis emprunta la ruelle la plus étroite. Personne ne l’accompagnait.

Shab lui emboîta le pas.

Visiblement, le Cananéen avait perdu la trace de l’Annonciateur. Hésitant, il ne savait plus quelle direction choisir.

Dépité, il obliqua vers la gauche.

Shab entendit un curieux bruit, semblable au glissement de l’air sur le plumage d’un faucon s’abattant sur sa proie. Sorti de nulle part, l’Annonciateur venait de poser sa main sur le crâne du Cananéen, qui poussa un cri de douleur, comme si des serres de rapace s’étaient enfoncées dans sa chair.

—  Est-ce moi que tu cherchais ?

—  Non, non, seigneur… Je me promenais !

—  Mentir est inutile. Pourquoi me suivais-tu ?

—  Je vous assure, je…

—  Si tu refuses de parler, je te crève un œil. La souffrance est insupportable. Ensuite, j’en déclencherai une autre, encore plus atroce.

Terrorisé, le Cananéen avoua.

—  Je voulais savoir où vous alliez et qui vous rencontriez.

—  Sur les ordres de qui ?

—  De personne, seigneur, de personne ! Je ne comprends pas pourquoi vous ne voulez pas former une armée cananéenne. Aussi vous ai-je soupçonné d’être au service de l’Égypte avec l’intention de briser notre mouvement de résistance.

—  N’est-ce pas plutôt toi qui es au service du pharaon ?

—  Je vous jure que non !

—  C’est ta dernière chance de dire la vérité.

La serre attaqua l’œil, le hurlement fut insoutenable.

—  Non, pas du pharaon, mais de mon chef de clan, à Sichem, qui voulait se débarrasser de vous !

Un dernier cri, bref et intense, glaça le sang de Shab le Tordu

Le Cananéen s’effondra sur le sol. Il n’avait plus d’yeux ni de langue.

Le Libanais grimpa lentement l’escalier qui menait à la terrasse de sa demeure où flottaient des parfums capiteux. Il était suivi de l’Annonciateur et de Shab. Méfiant, ce dernier avait tenu à visiter toutes les pièces.

—  J’aime m’installer ici au coucher du soleil, révéla le Libanais. La vue est magnifique, on a l’impression de régner sur Memphis.

De fait, le regard dominait les maisons blanches et portait jusqu’aux temples, ces demeures des faux dieux que l’Annonciateur  ferait raser. Il n’en resterait pas une seule pierre, les statues seraient fracassées et brûlées. Aucun prêtre n’échapperait au châtiment. Aucune trace de l’ancienne spiritualité ne devrait subsister.

—  Nous ne sommes pas ici pour admirer la capitale de l’ennemi, déclara l’Annonciateur. As-tu des nouvelles de Sésostris ?

—  Des rumeurs contradictoires. Les unes prétendent qu’il est prisonnier du chef de province Sarenpout à Éléphantine, les autres qu’il s’est emparé du sud de l’Égypte au terme d’une terrible bataille. Mais personne ne connaît les projets du roi, à supposer qu’il soit encore vivant.

—  Il l’est, affirma l’Annonciateur. Pourquoi ton réseau d’informateurs n’est-il pas plus efficace ?

Le Libanais dévora une pâtisserie pour calmer sa peur.

—  Parce qu’il est encore peu développé, surtout dans le Sud. Il me faudra beaucoup de temps, et je vous promets que…

—  Prends-le, ce temps, mais ne me déçois pas.

Vaguement rassuré par le ton conciliant de l’Annonciateur, le Libanais ne lui cacha rien des difficultés qu’il rencontrait, lui expliqua la manière dont il recrutait ses indicateurs et comment il les implantait dans la population. Le principal obstacle était la lenteur, parfois même l’absence de moyens de communication due au conflit larvé entre certains chefs de province et le pharaon Sésostris. Il n’était pas rare que Khnoum-Hotep bloquât des bateaux et réquisitionnât leur contenu. De plus, et il ne s’agissait pas d’un détail, les agents du Libanais devaient se familiariser avec les coutumes locales et parler parfaitement la langue avant de s’approcher des militaires et des fonctionnaires qui leur procureraient de précieuses informations.

L’Annonciateur avait écouté avec attention.

—  Tu travailles bien, mon ami. Continue ainsi. La patience est une arme capitale.

—  Je suis en affaires avec un drôle de bonhomme, ajouta le Libanais. Je sais simplement que c’est un haut fonctionnaire influent qui désire gagner beaucoup d’argent. Je dois en apprendre davantage sur son compte et j’espère, par son intermédiaire, avoir un contact avec un dignitaire du palais royal.

—   C’est l’une des marches les plus difficiles à gravir, précisa l’Annonciateur. Sois extrêmement prudent. Quel est le nom de… cet homme d’affaires ?

—  Il ne me l’a pas donné. Et s’il l’avait fait, il m’aurait menti.

L’Annonciateur ferma les yeux et tenta de voir le visage de cet étrange négociant en pénétrant dans la mémoire du Libanais.

—  La piste me semble intéressante, conclut-il. Identifie-le sans prendre de risques. En quoi consiste votre contrat ?

—  Trafic de bois précieux. Il m’ouvre le marché de Memphis, mais ses conditions sont à la limite de l’acceptable. Je ne gagnerai presque rien.

—  Sur ce « presque rien », n’oublie pas de reverser à mon réseau la part dont il a besoin.

—  Telle était bien mon intention, seigneur !

—  L’expédition prévue pour Kahoun s’organise-t-elle ?

—   Cela aussi prendra du temps, beaucoup de temps. Le succès exige de nombreuses complicités, et pas un maillon de la chaîne ne doit céder. Néanmoins, une excellente nouvelle : mon premier agent est arrivé à Kahoun, y a trouvé un emploi et commence à observer la manière dont fonctionnent les services de sécurité.

—  Quelqu’un de compétent ?

—  De compétent et d’indétectable, seigneur ! On ne saurait exiger l’impossible, mais c’est un bon début.

 

52.

Iker assistait à la démolition du grenier bâti à la hâte avec des matériaux non conformes. Le responsable de cet acte délictueux ne le menacerait plus, car il venait d’être jugé et condamné à une longue peine de prison. La construction du nouveau silo débuterait dès le lendemain, d’après les plans du jeune scribe qu’avait approuvés le maire.

Dans le petit monde des dignitaires de Kahoun, la réputation d’Iker venait de faire un bond considérable. D’abord méprisé par ses collègues, il devenait à présent un concurrent dangereux, capable de se porter candidat à un poste majeur. Avoir réussi à démêler aussi vite l’obscure affaire des greniers impliquait d’excellentes connaissances techniques, et cet étranger formé dans la cité de Thot se montrait digne de sa réputation. Néanmoins, ce succès trop rapide avait un aspect choquant et risquait de bousculer la hiérarchie.

Indifférent aux ragots et aux conciliabules, Iker ne se liait avec personne. L’amitié de Vent du Nord lui suffisait et il n’éprouvait nul besoin de se perdre en bavardages avec ses collègues, d’autant qu’Héremsaf venait de lui confier une nouvelle  tâche, particulièrement délicate : lutter contre les rongeurs dont la prolifération causait une insupportable nuisance.

Le jeune scribe avait décidé d’utiliser les grands moyens : fumigation des maisons, bouchage des galeries et intervention de chats expérimentés, sans oublier quelques cobras domestiques qui se régalaient de souris.

Iker s’était occupé de l’ensemble des bâtiments et des demeures de Kahoun, depuis les grandes villas du quartier est jusqu’aux modestes demeures du quartier ouest. Les plus petites comportaient trois pièces et ne dépassaient pas soixante mètres carrés, mais elles étaient agréables à vivre.

Alors qu’il terminait son inspection dans le quartier le moins cossu de la cité, Iker aperçut une jolie brune agenouillée qui, à l’aide d’une pierre, moulait des grains de blé sortant d’un sachet qu’elle serrait entre ses genoux. Ses gestes étaient aussi réguliers qu’efficaces.

—  Tu as l’air fatigué, lui dit-elle. Désires-tu boire un peu de bière fraîche ?

—  Je ne veux pas interrompre ton labeur.

—  J’ai terminé.

Les seins nus, petits et ronds, elle ne portait qu’un pagne court. Se relevant avec grâce, elle pénétra dans sa cuisine et en ressortit avec une coupe bien remplie.

—  Tu es très aimable.

—  Je m’appelle Bina. Et toi ?

—  Je suis le scribe Iker.

Elle eut un regard admiratif.

—  Moi, je ne sais ni lire ni écrire.

—  Pourquoi n’apprendrais-tu pas ?

—  Je dois travailler pour vivre. Et puis on ne m’admettrait pas dans une école, d’autant plus que je ne suis pas d’ici.

—  D’où es-tu originaire ?

—  D’Asie. Ma mère est morte là-bas, mon père était employé dans une caravane. Il est décédé l’année dernière, non loin de cette ville. Moi, j’ai eu la chance d’obtenir un emploi de cuisinière.

Comme je sais faire le pain et la bière, et même les gâteaux, on m’a gardée. Ce n’est pas trop mal payé, et je mange à ma faim.

Elle était spontanée, rieuse, et savait jouer de ses charmes.

—  Tu trouveras certainement un bon mari et tu fonderas un foyer.

—  Oh, je me méfie des garçons ! Beaucoup ne sont intéressés que par… Enfin, tu me comprends. Toi, au moins, tu as l’air sérieux.

—  Même si tu restes célibataire, il faut que tu saches lire et écrire.

—  Pour une fille de ma condition, c’est impossible.

—  Pas du tout ! En as-tu le désir ?

—  Ça ne me déplairait pas, c’est sûr.

—  Je vais en parler à mon patron.

—  Tu es vraiment gentil… très gentil.

Bina embrassa le scribe sur les deux joues.

—  Pardonne-moi, dit Iker, mais ma journée est loin d’être terminée.

—  À bientôt, murmura-t-elle avec un sourire enjôleur.

—  Excellent travail, reconnut Héremsaf. Les habitants de Kahoun sont enchantés. Pour être franc, je ne pensais pas que tu obtiendrais des résultats aussi rapides.

—  Il faut surtout remercier les chats : de vrais professionnels.

—  Tu es trop modeste ! Sans une étude attentive du terrain, tu n’aurais pas réussi.

—  À ce propos, j’ai fait une observation dont j’aimerais que vous me confirmiez le bien-fondé. Le module de construction de Kahoun n’est-il pas huit coudées, l’un des nombres sacrés de Thot ? La cité elle-même est subdivisée en carrés de dix coudées et son plan, comme celui des maisons, ne doit rien au hasard[34]. Il découle, en effet, de règles de proportions fondées sur un triangle isocèle où le rapport de la base à la hauteur est le Huit divisé par le Cinq.

Héremsaf regarda le jeune homme avec intérêt.

—  C’est à peu près ça, en effet. Qui t’a mis sur la voie ?

—  Personne. J’ai simplement tenté de comprendre ce que je voyais.

—  Alors, tu es bien un chercheur d’esprit. Le temps des greniers est terminé, je te confie une nouvelle mission : l’inventaire des anciens entrepôts. Tu établiras la liste des objets qui s’y trouvent, puis nous procéderons à une distribution de ceux qui sont encore utilisables avant de réhabiliter ces locaux.

—  Devrai-je travailler seul ?

—  N’est-ce pas ton habitude ?

—  J’agirai aussi vite que possible, mais les bâtiments sont vastes.

—  Il me faut quelqu’un d’aussi méticuleux que toi et qui sache prendre son temps sans le perdre. Rien ne doit échapper à ta vigilance. Tu m’entends bien : rien.

—  Compris. Puis-je vous demander une faveur ?

L’œil d’Héremsaf devint soupçonneux.

—  De quoi es-tu mécontent ?

—  Il ne s’agit ni de moi ni de Vent du Nord. J’ai rencontré une jeune femme et…

Héremsaf leva les bras au ciel.

—  Ah non, pas ça ! Tu es en pleine ascension, tu découvres les multiples facettes du métier et tu veux déjà te marier !

—  Pas du tout.

—  Ne me dis pas… que tu aurais commis une grosse bêtise ?

—  J’ai discuté avec une servante qui aimerait apprendre à lire et à écrire.

Héremsaf fronça les sourcils.

—  Où est le problème ?

—  C’est une étrangère, plutôt timide, qui aurait besoin d’une recommandation.

—  Comment s’appelle-t-elle ?

—  Bina.

Héremsaf explosa.

—  Ah non, pas celle-là ! Méfie-toi de cette femme que personne ne connaît vraiment. Elle ressemble à une eau profonde qui recèle mille et un dangers. Surtout, ne t’en approche pas !

—  Elle travaille ici, elle…

—  C’est par souci humanitaire que le maire ne l’a pas renvoyée dans son Asie natale. Je te l’ordonne : ne t’en approche plus. L’âme est de même nature que l’oiseau, le corps ressemble au poisson[35]. Il pourrit par la tête, et la tienne est malade, mon garçon ! L’un de tes buts n’est-il pas d’écrire ? As-tu oublié que la seule littérature digne d’estime est celle qui aide à concevoir Maât, justesse de l’univers et rectitude de l’être ? Dire Maât, faire Maât, c’est exclure les passions stupides et les emportements inconsidérés. Tes qualités, ta vie intérieure, ton métier et ton comportement doivent former une harmonie. Si tu crois que tu peux être un bon scribe et un ignoble individu, tu sortiras du domaine de Maât, car la cohérence est le chemin obligé vers la connaissance. Ne la confonds surtout pas avec le savoir ! Tu peux apprendre des années durant sans jamais connaître. Car il n’est de connaissance que lumineuse, et son véritable but est la pratique des mystères. Mais qui saurait y prétendre sans initiation ? Maintenant, laisse-moi. J’ai encore une bonne dizaine de rapports à lire.

Iker ne comprenait pas la raison de la colère d’Héremsaf. Qu’avait donc de si menaçant cette jeune fille qui ne demandait qu’à s’instruire ? N’être ni riche ni de bonne famille, être orpheline et étrangère étaient des handicaps suffisants ! Pourquoi les aggraver en lui refusant toute possibilité d’améliorer sa condition ? 

Même si Héremsaf se trompait à propos de Bina, il avait néanmoins prononcé des paroles essentielles.

Iker s’allongea sur sa natte et posa sur son ventre l’ivoire magique qui protégeait son sommeil.

Le joli visage de l’Asiatique disparut pour laisser apparaître celui de la jeune prêtresse.

Iker oublia la fatigue, Bina, Héremsaf. Celle qu’il aimait était si belle qu’elle effaçait les épreuves et les souffrances.

À côté d’elle, la séduisante Asiatique n’avait plus aucun charme.

Iker savait qu’elle était le bonheur, mais inaccessible. Inaccessible comme les assassins à la solde du pharaon dont il n’avait pas encore retrouvé la trace. Mais c’était bien ici, il le sentait, que se cachait une clé majeure.

Se laissant glisser dans le sommeil, le jeune homme rêva qu’elle lui tenait tendrement la main et qu’ils marchaient dans une campagne ensoleillée.

Pour l’heure, impossible d’approcher des archives. Iker aurait dû demander une autorisation spéciale à Héremsaf, qui aurait forcément exigé de connaître les motifs de cette curiosité. Le scribe se contenta donc de remplir sa nouvelle mission, mais sans perdre de vue son objectif. Si ses adversaires comptaient sur le temps pour user sa détermination, ils se trompaient. Iker voulait des preuves indiscutables. Et lorsqu’il les aurait obtenues, il agirait.

Sur le chemin des anciens entrepôts, il rencontra Bina, portant sur la tête un panier rempli de galettes.

—  Es-tu intervenu en ma faveur ?

—  J’ai parlé à mon supérieur. Il s’est montré résolument hostile à ma proposition.

—   Ce doit être un homme très dur. Il paraît que tu es le scribe le plus travailleur de Kahoun.

Iker sourit.

—  Je cherche simplement à bien apprendre mon métier.

—  Alors, constata-t-elle avec une moue désolée, je ne saurai jamais ni lire ni écrire.

—  Ne crois pas ça ! Héremsaf ne sera pas toujours mon supérieur, je trouverai quelqu’un de plus conciliant. Laisse-moi un peu de temps.

Elle posa son panier et tourna lentement autour d’Iker.

—  Et si tu m’apprenais, toi, en cachette ?

—  J’ai reçu l’ordre de ne pas te fréquenter. À un moment ou à un autre, nous serions surpris et dénoncés.

—  Prenons le risque !

—  Pour toi, les conséquences seraient catastrophiques. Le maire t’expulserait de Kahoun, tu serais peut-être même obligée de quitter l’Égypte.

—  Moi, j’aimerais beaucoup te revoir. Pas toi ?

—  Si, bien sûr, mais…

—  Tu as quand même le droit de passer devant la maison où je travaille ! Je dénicherai un endroit tranquille où personne ne nous dérangera et je m’arrangerai pour te le faire savoir. À bientôt, Iker.

Mutine, elle s’éloigna après avoir remis sur sa tête le panier de galettes.

Inventorier la multitude d’objets entreposés dans de vastes bâtiments à l’abandon ne se présentait pas comme une sinécure. Iker avait commencé par faire ouvrir des fenêtres afin de disposer d’une lumière suffisante. Puis une longue fumigation avait désinfecté les locaux et, armé de son matériel que portait Vent du Nord, le scribe s’était attelé à trier, à noter et à décrire.

Outils agricoles tels que houe, râteau, faucille ou pelle, instruments de maçonnerie, moules à brique, haches de menuisier, vaisselle de bronze, de pierre et de céramique, couteaux, ciseaux, paniers, vases et même jouets en bois… C’était une grande partie de la vie quotidienne de Kahoun qui était ainsi représentée. Bon nombre d’objets méritaient d’être réparés et seraient de nouveau utilisables.

C’est en procédant au dernier tri de la journée qu’Iker découvrit un couteau à la lame brisée. Gravés profondément dans le bois, des signes grossiers mais encore lisibles.

Ils formaient un mot : « Rapide ».

Pendant de longues secondes, le jeune scribe demeura interdit. Qu’il ait appartenu ou non à Couteau-tranchant, ce vestige ne pouvait provenir que du bateau qui avait emmené Iker vers le pays de Pount.

 

53.

—  Majesté, nous arrivons en vue de la ville d’Assiout, annonça le général Nesmontou avec gravité. Il est encore temps de battre en retraite.

La treizième province de Haute-Égypte, dont l’emblème était un grenadier surmonté d’une vipère à cornes, se plaçait sous la protection du chacal qui guidait le voyageur dans les étendues dangereuses du désert, débordant sur les terres cultivées. Ici, la vallée se resserrait, formant un véritable verrou. Qui voulait régner sur l’Égypte devait contrôler cette position stratégique, dominée par les tombes des nobles creusées dans la falaise. Assiout était aussi un centre commercial, au point d’aboutissement des pistes de caravanes provenant des oasis de Dakleh et de Khargeh. En les taxant au-delà du raisonnable, le seigneur local Oup-ouaout pouvait payer ses miliciens.

—  La personne de Pharaon doit être mise en sécurité, estima le Porteur du sceau, Séhotep. Je sollicite donc son autorisation d’entamer seul la négociation.

De nombreux bateaux encadrèrent la flottille royale. Les uns lui barrèrent le passage, les autres l’empêchèrent de rebrousser chemin, d’autres encore la contraignirent à accoster.

À la proue de son vaisseau, Sésostris était coiffé du némés, très ancienne parure qui permettait à la pensée de Pharaon de franchir les espaces. Sur sa poitrine, un pectoral aux figures étranges.

Sobek le Protecteur s’approcha.

—  Ça ressemble à une arrestation, Majesté !

—  Si ce révolté d’Oup-ouaout pose la main sur le roi, promit Nesmontou, je lui fracasse le crâne !

—  Je me rends seul à terre, décida Sésostris. Si je ne reviens pas et si l’on vous attaque, tâchez de sortir de cette nasse.

Les miliciens disposés sur le quai observèrent avec étonnement le colosse qui descendait la passerelle.

D’instinct, certains s’inclinèrent. Les rangs s’écartèrent pour lui dégager le chemin. Aucun des officiers qui avaient reçu l’ordre d’interpeller Sésostris et de le conduire au palais du chef de province n’osa intervenir.

Oup-ouaout avait déployé l’ensemble de ses forces. Le roi constata qu’une armée puissante et déterminée n’aurait pas été certaine de remporter la victoire.

Curieusement, on avait l’impression que Sésostris avait pris la tête de cette milice bien nourrie et bien équipée dont les membres le suivaient dans une certaine confusion. La population de la province assistait à l’étrange spectacle et ne perdait pas de vue l’hôte indésirable dont la tête émergeait d’un océan de soldats.

Soudain, Sésostris s’arrêta.

—  Toi, là-bas, viens à côté de moi.

Le roi désignait un bouvier squelettique, tellement maigre qu’on lui voyait les côtes. Les cheveux hirsutes, vêtu d’un pagne élimé, il s’appuyait sur un bâton noueux.

Le malheureux regarda derrière lui. Un soldat lui tapa sur l’épaule.

—  C’est toi qu’on appelle, mon gars ! Alors, vas-y.

Hésitant, le bouvier avança.

—  Règle ton pas sur le mien, lui ordonna le roi.

Le bouvier avait vécu tant de moments difficiles dans les marais que cette épreuve-là ne lui parut pas insurmontable. Sans doute ce géant était-il un grand personnage, mais, lorsqu’on ne mangeait pas à sa faim et que chaque matin était une souffrance supplémentaire, quelle importance ?

Sur le seuil du palais, un homme au nez pointu, très raide, tenait un sceptre dans la main droite et un long bâton dans la gauche. Derrière lui, un prêtre élevait une enseigne sur laquelle trônait une statue en bois d’ébène du chacal Oup-ouaout, « l’Ouvreur des chemins », dont le chef de province avait pris le nom.

—  Je ne suis pas ravi de vous voir, dit-il à Sésostris. J’ai appris la soumission de deux lâches, mais ne croyez pas un instant qu’elle entraînera la mienne. Le dieu qui me protège connaît les secrets des routes du ciel et de la terre. Grâce à lui, ma région est puissante. Qui s’y attaquera subira une cuisante défaite. Régnez sur le Nord, mais ne m’importunez pas sur mon territoire.

—  Tu n’es pas digne de commander, déclara le pharaon.

—  Comment osez-vous…

Le roi poussa devant lui le bouvier squelettique.

—  Toi, comment oses-tu tolérer qu’un seul habitant de ta province dépérisse dans une telle misère ? Tes miliciens ne manquent de rien, tes paysans meurent de faim. Toi qui te prétends si fort, au point de défier Pharaon, tu trahis Maât et tu méprises la population dont tu devrais assurer la prospérité. Qui accepterait de combattre et de mourir pour un chef aussi déplorable ? Il ne te reste qu’une solution : réparer le mal que tu as commis, avec l’accord du maître des Deux Terres.

—  Que mon chacal protecteur détruise l’agresseur ! clama le chef de province.

L’enseigne s’avança vers Sésostris.

Chacun crut voir s’ouvrir la gueule du prédateur. Le monarque toucha son pectoral sur lequel était représenté un griffon terrassant les forces du chaos et les ennemis de l’Égypte. Porteur de la double couronne, il symbolisait la souveraineté du pharaon sur les deux pays, celui du Nord et celui du Sud.

À la stupéfaction générale, la tête du chacal s’inclina.

Oup-ouaout, l’Ouvreur des chemins, venait de reconnaître Sésostris comme son maître.

Les miliciens laissèrent tomber leurs armes sur le sol.

Comprenant que plus un seul de ses soldats ne lui obéirait, le chef de province lâcha son sceptre et son bâton de commandement.

—  Il est vrai que j’ai utilisé les richesses de ma province pour équiper ma milice, mais je redoutais une invasion.

—  Comment Pharaon envahirait-il sa propre terre ? Je suis à la fois l’unité et la multiplicité. La première n’empêche pas la seconde, la seconde ne saurait exister sans la première. Lorsque cette communion est établie, nul bouvier ne sombre dans la détresse

—  Épargnez-moi la honte d’un jugement et tuez-moi sur-le-champ.

—  Pourquoi supprimerais-je un fidèle serviteur du royaume ?

Oup-ouaout s’agenouilla devant le roi, puis éleva les mains en signe de vénération.

—  Devant les habitants de ta province, constata Sésostris, tu m’as prêté allégeance, et la parole donnée ne se reprend pas. Je te maintiens à la tête de cette contrée que tu feras prospérer, selon les directives du Grand Trésorier Senânkh. Quant à tes miliciens, ils seront placés sous le commandement du général Nesmontou. Désormais, ton seul souci sera le bien-être de tes administrés. Relève-toi et reprends les symboles de ta dignité.

—  Longue vie à Sésostris ! s’écria un milicien, bientôt imité par ses collègues.

Et ce fut au milieu d’un concert d’acclamations que le roi et le chef de province pénétrèrent dans le palais.

—  Jamais, Majesté, je n’aurais pensé que vous exerciez votre pouvoir sur le chacal Oup-ouaout !

—  Tu ignores qu’il fait partie des puissances participant aux mystères d’Osiris que célèbre le pharaon. Toi, qui t’étais placé sous sa protection sans connaître sa véritable nature, es-tu le criminel qui tente de détruire l’acacia du grand dieu ?

Le chef de province fut si désemparé que Sésostris ne douta pas de sa sincérité.

—  Majesté, qui commettrait un tel forfait verrait son nom anéanti ! Or, je désire que le mien perdure dans ma demeure d’éternité où, grâce aux rites, je deviendrai un Osiris. Je sais que son acacia symbolise la résurrection à laquelle aspirent les justes. Sur votre nom et sur celui de mes ancêtres qui me maudiraient en cas de mensonge, je jure que je ne suis pas coupable !

Lors du grand banquet organisé pour fêter le retour de la province d’Oup-ouaout dans le giron de l’Égypte de Sésostris, l’atmosphère fut d’autant plus détendue que beaucoup avaient redouté un conflit sanglant. Invité avec plusieurs paysans pauvres, le bouvier squelettique dégustait des plats auxquels il n’avait même pas osé rêver.

—  Quels sont tes rapports avec ton voisin, le chef de province Oukh ? demanda le pharaon à son nouveau serviteur.

—  Exécrables, Majesté. Nous nous partageons un territoire qui porte le même nom, « Celui du grenadier et de la vipère à cornes », mais nous n’avons pas réussi à nous entendre pour réunir nos administrations et nos milices. Chacun veille jalousement sur son domaine, et nous avons maintes fois failli nous affronter.

—  Est-il capable de comprendre ce que tu as compris ?

—  Sûrement pas, Majesté ! Oukh est fier et entêté. Pour être sincère, je n’aimerais pas que mes miliciens soient engagés dans un conflit contre les siens. Il y aurait des morts, beaucoup de morts !

—  Je tenterai de l’éviter, mais je dois continuer à réunifier le pays. C’est notre désunion qui a permis à une force maléfique de s’attaquer à l’acacia d’Osiris. Lorsque toutes les provinces vivront de nouveau en harmonie, nos chances de repousser les ténèbres augmenteront de manière considérable.

Oup-ouaout baissa la tête.

—  Aucun discours n’aurait pu me convaincre du bien-fondé de votre démarche, Majesté. C’est parce que vous connaissiez les chemins mystérieux dévoilés par le chacal que vous avez réussi. Comme moi, Oukh se croit le plus fort, et il est très attaché à ses acquis.

—  L’un des noms de Pharaon est « Celui de l’abeille », rappela Sésostris. Il doit se souvenir que chaque individu compte et joue son rôle dans la fabrication de l’or végétal, mais aussi que la ruche est plus importante que l’abeille. Sans elle, sans la Grande Demeure[36] où chaque Égyptien trouve sa place, ni l’esprit ni le corps ne pourraient vivre.

Le général Nesmontou était éberlué. Les miliciens d’Oup-ouaout lui obéissaient au doigt et à l’œil, comme s’il avait toujours été leur chef. Pas un geste d’indiscipline, pas une protestation. De bons professionnels, désireux d’être bien commandés et de donner satisfaction.

En rejoignant le conseil restreint qui se tenait sur le bateau du roi, le vieux soldat se demanda si le pèlerinage insensé voulu par le souverain irait jusqu’à son terme.

—  Ne faudrait-il pas propager la nouvelle de la soumission d’Oup-ouaout ? suggéra Séhotep. Je suis conscient que c’est la tâche de Médès et qu’il est rentré à Memphis, mais nous pouvons lui envoyer des messagers en espérant qu’au moins l’un d’eux parviendra à bon port.

—  Inutile, jugea Sésostris. Aucun des trois chefs de province que nous devons encore affronter ne tiendra compte de cet événement.

—  Je partage l’avis du roi, approuva Nesmontou. Oukh est une brute, Djéhouty un granit et Khnoum-Hotep un prétentieux qui ne renoncera à aucune de ses prérogatives ! Impossible de discuter avec ces trois-là.

—  Sans doute sont-ils quand même ébranlés par les succès du roi, objecta Séhotep. La négociation n’est pas forcément vouée à l’échec.

—  Notre prochaine étape est toute proche, rappela Sésostris, puisqu’il s’agit de l’autre moitié de la province du Grenadier et de la Vipère à cornes. Ne perdons pas de temps en vaines palabres.

—  Souhaitez-vous une attaque massive ? interrogea Nesmontou.

—  Nous continuerons à appliquer ma méthode, décida le pharaon.

 

54.

La tête surmontée d’une étoile à sept branches, vêtue d’une robe imitant une peau de panthère constellée d’étoiles à cinq branches inscrites à l’intérieur d’un cercle, la jeune prêtresse écrivait les paroles de puissance prononcées par la reine d’Égypte, venue présider la confrérie des sept Hathor.

Son écriture était fine et précise, et son texte fut jugé digne d’entrer dans le trésor de la communauté féminine. Cette « autre manière de dire », selon l’expression consacrée, serait transmise aux générations futures pour enrichir leur réflexion. Ainsi la tradition ésotérique demeurerait-elle vivante au-delà de celles qui l’avaient formulée en un moment de grâce.

Lorsque les initiées quittèrent le temple à la suite de la reine, de confuses pensées s’agitèrent dans l’esprit de la jeune prêtresse. Pourquoi la souveraine lui avait-elle prédit qu’elle devrait quitter ce sanctuaire afin de livrer une périlleuse bataille ? Pourquoi le supérieur défunt de la confrérie masculine avait-il parlé, lui aussi, d’ennemis terrifiants qu’elle aurait à affronter ?

Depuis son adolescence, elle n’était fascinée que par l’univers du temple. À côté des mystères qu’il abritait, le monde extérieur lui paraissait bien fade. Et lors de l’apprentissage des hiéroglyphes que lui avait enseignés une prêtresse érudite, elle s’était immergée avec émerveillement dans le jeu des forces créatrices que révélaient les lettres mères. En écrivant le nom des divinités, elle avait découvert leur nature secrète, comme celui de la déesse Hathor qui signifiait « le temple d’Horus », le lieu sacré où brillait la lumière fulgurante de l’initiation. De plus, dans la première partie du nom, Hat, était incluse la notion de Verbe créateur et nourricier. Les sept Hathor nourrissaient précisément la lumière par le Verbe sous toutes ses formes, de la parole rituelle à la musique.

Chaque passage de grade avait été une rude épreuve, tant physique que spirituelle, mais la jeune prêtresse ne redoutait ni les efforts ni le travail intense nécessaires pour progresser sur cette voie. N’étaient-ils pas d’inépuisables sources de joie ?

Pour la première fois, elle était troublée. Et ce trouble ne se dissipait ni dans son sommeil ni dans ses activités quotidiennes.

Chaque matin et chaque soir, la confrérie féminine jouait de la musique afin d’entretenir la sève de l’acacia d’Osiris dont l’état n’avait pas évolué. Parfois, la jeune femme éprouvait des difficultés à se concentrer, en raison de ce sentiment inconnu qu’elle ne parvenait pas à étouffer.

Elle se rendit sur le chantier de la demeure d’éternité de Sésostris où un tailleur de pierre venait de se blesser à cause d’un outil défectueux. Incident mineur, certes, mais qui alourdissait encore le climat, car l’artisan était un expert et se sentait humilié.

Elle désinfecta la plaie avec de la teinture mère de calendula, puis appliqua une compresse au miel qu’elle maintint avec un bandage de lin.

— Les accidents se multiplient, déplora le maître d’œuvre. Je prends de plus en plus de précautions, mais sans grand succès. Les travaux sont ralentis, et certains prétendent que le chantier est envoûté. Ne pourriez-vous intervenir pour les rassurer ?

—  J’en parlerai dès aujourd’hui au supérieur.

Comme la jeune femme devait remettre une copie de son texte au Chauve qui la classerait dans les archives de la Maison de Vie, elle sollicita son aide.

—  Ce chantier m’inquiète, moi aussi, avoua-t-il. La meilleure solution consiste à répéter le rite de la bandelette rouge qui emprisonne les forces nocives.

—  Et si ce n’est pas suffisant ?

—  Nous avons d’autres armes en réserve et nous nous battrons jusqu’au bout. Accompagne-moi jusqu’à l’acacia.

Il porta le vase d’eau, elle le vase de lait. L’un après l’autre, ils versèrent lentement les liquides au pied de l’arbre malade. Le seul rameau qui avait reverdi semblait en bonne santé, mais une profonde tristesse émanait de ce lieu où régnait naguère la sérénité.

—  Intensifions nos recherches, préconisa le Chauve. Dès demain, rejoins-moi à la bibliothèque. En explorant les anciens textes, nous découvrirons peut-être des indications utiles.

La prêtresse se réjouit de cette mission qui lui occuperait l’esprit. Mais en revenant vers les locaux d’habitation de la confrérie féminine, les mêmes inquiétudes l’oppressèrent de nouveau.

—  La reine désire te voir, l’avertit l’une de ses Sœurs.

La souveraine et la jeune prêtresse marchaient dans l’allée bordée de chapelles et de stèles dédiées à Osiris.

—  De quoi souffres-tu ?

—  Je ne suis pas malade, Majesté. Simplement un peu de fatigue et…

—  À moi, tu ne peux rien dissimuler. Quelle est la question qui t’obsède ?

—  Je me demande si je suis assez forte pour continuer sur cette voie.

—  N’est-ce pas ton désir le plus cher ?

—  Certes, Majesté, mais mes faiblesses sont telles qu’elles pourraient devenir des entraves.

—  Ces faiblesses font partie des obstacles à vaincre et ne doivent, en aucun cas, te servir d’alibi.

—  Tout ce qui m’éloigne du temple ne constitue-t-il pas un danger ?

—  Notre Règle ne t’oblige pas à vivre en recluse. La plupart des prêtres et des prêtresses sont mariés, d’autres choisissent le célibat.

—  Un mariage avec un être éloigné du temple ne serait-il pas une erreur ?

—  Il n’existe pas de loi rigide. À toi de choisir ce qui nourrit le feu de la connaissance et d’éviter ce qui l’affaiblit. Surtout, ne triche jamais avec toi-même et n’essaie pas de te mentir. Sinon, tu te perdrais dans un désert sans fin et la porte du temple se refermerait.

Lorsque la reine quitta Abydos, la jeune prêtresse songea de nouveau au garçon qu’elle avait si brièvement rencontré et qu’elle ne reverrait sans doute jamais. Loin de lui être indifférent, il avait fait naître en elle un sentiment étrange qui, lentement, prenait de l’ampleur. Elle n’aurait pas dû penser à lui, mais elle ne réussissait plus à le chasser de son esprit. Peut-être, avec le temps, le visage du jeune homme s’estomperait-il ?

En arrivant à Abydos, Gergou constata que la surveillance ne s’était pas relâchée. Plusieurs soldats montèrent à bord de son bateau, exigèrent son ordre de mission et vérifièrent la cargaison avec un soin extrême.

—  Des onguents, des pièces de lin, des sandales : tout cela est destiné au collège des prêtres permanents, précisa Gergou.

Voici la liste détaillée qui porte le sceau du Grand Trésorier Senânkh.

—  On doit s’assurer que les produits correspondent à cette liste, déclara sèchement un gradé.

—  Ne faites-vous pas confiance au Grand Trésorier et à son représentant officiel ?

—  Les consignes sont les consignes.

« Ce n’est pas en passant par ce débarcadère que je pourrais introduire un produit en fraude », constata Gergou. Et il y avait trop de soldats et de policiers pour pouvoir les acheter tous.

Il dut attendre patiemment la fin de l’inspection et, comme lors de sa première visite, subit une fouille à corps.

—  Repartez-vous immédiatement ? interrogea le gradé.

—  Non, je dois revoir un prêtre pour lui soumettre cette liste, savoir si elle le satisfait et prendre commande de ses nouvelles exigences.

—  Attendez au poste de garde. On viendra vous chercher.

Ce n’était pas encore cette fois que Gergou découvrirait

Abydos. Surveillé par deux gardes-chiourme avec lesquels il n’essaya même pas d’engager la conversation, il sommeilla.

S’il ne rencontrait pas le même prêtre, ce voyage aurait été inutile. Comme Gergou ignorait tout du fonctionnement de la confrérie, il craignait qu’elle ne lui envoyât un autre responsable très différent du premier.

En ce cas, il n’y aurait plus rien à espérer, et la déception serait amère. Car, pour qu’un site fût aussi bien gardé, il fallait qu’il abritât de prodigieux trésors ! Gergou se reprocha de ne pas y avoir songé plus tôt, Abydos n’était-il pas le centre spirituel de l’Égypte, le lieu sacré entre tous où le pharaon puisait l’essentiel de sa puissance ? Sésostris n’avait pas exigé un tel déploiement de forces sans raison majeure. Il se passait ici quelque chose d’important, et l’âme damnée de Médès comptait le découvrir, à condition que la chance continuât à le servir.

—  Suivez-nous, ordonna un autre gradé, accompagné de quatre archers.

Ils conduisirent Gergou au même bureau que lors de sa visite précédente.

Nerveux, il fit les cent pas. Enfin, la porte s’ouvrit.

C’était le même prêtre !

—  Heureux de vous revoir, dit Gergou en souriant.

—  Moi aussi.

—  Voici la liste des produits que vous m’aviez demandés. Vous convient-elle ?

Le prêtre la lut avec attention.

—  Vous êtes un homme précis sur lequel on peut compter.

—  D’après les ordres, Abydos ne doit manquer de rien. Que vous faudra-t-il dans les prochaines semaines ?

—  J’ai une nouvelle liste à vous communiquer.

Le prêtre donna une tablette à son interlocuteur.

Dans son regard, il y avait la même lueur qui plaisait tant à Gergou.

—  Peut-on parler tranquillement dans cette pièce ? interrogea-t-il à voix basse.

—  Vous voulez dire… à l’abri des oreilles indiscrètes ? Je pense que oui. Pourquoi cette question ?

Crispé, Gergou devait éviter le faux pas qui ferait fuir sa proie.

—  À côté de nos rapports officiels, il pourrait y en avoir d’autres.

—  De quelle nature ?

Première victoire ! Le prêtre semblait intéressé.

—  Ma charge d’inspecteur principal des greniers me permet de déborder un peu sur mes attributions légales et de compléter mon salaire. Il faut rester discret et prudent, bien entendu, mais ce serait dommage de manquer d’ambition. Abydos n’est pas seulement un centre spirituel, c’est aussi une petite ville qui doit demeurer prospère pour permettre aux confréries d’œuvrer en toute tranquillité. Pourquoi la notion de profit y serait-elle exclue ? Pourquoi un prêtre, si dévoué soit-il au culte d’Osiris, n’aurait-il pas le droit de devenir riche ?

Un long silence succéda à ces déclarations et à ces questions. Le prêtre considéra Gergou avec une extrême attention.

—  En ce qui concerne les temporaires, déclara-t-il enfin, aucun interdit. La situation des permanents, comme moi, est différente puisque nous ne sortons pas d’Abydos.

—  Moi, en revanche, je peux aller et venir. Si nous devenions amis, vos perspectives d’avenir seraient radicalement modifiées.

—  Que proposez-vous exactement ?

—  Je suis persuadé qu’Abydos recèle des trésors.

—  Chacun le sait.

—  Certes, mais quels sont-ils ? Vous, vous les connaissez.

—  Je suis soumis au secret.

—  Un secret, ça s’achète. Et je suis également persuadé que vous avez beaucoup à vendre.

—  Comment avez-vous pu imaginer que je trahirais ma hiérarchie ?

—  Qui vous parle de trahison ? Abydos m’intéresse au plus haut point et vous, vous souhaitez vous enrichir. Il s’agit donc d’une belle conjonction d’intérêts. Aidez-moi, je vous aiderai. Quoi de plus simple ?

—  Quoi de plus compliqué et dangereux ! D’abord, pour qui et avec qui travaillez-vous ? Je doute que votre véritable patron soit le Grand Trésorier Senânkh, l’un des fidèles du pharaon Sésostris.

—  Vos doutes sont justifiés.

—  Alors, qui ?

—  Il est un peu trop tôt pour vous le révéler. Nous devons apprendre à nous connaître, à faire l’un et l’autre nos preuves, à parvenir à une confiance mutuelle. Je reviendrai donc vous voir officiellement, et nous poursuivrons le petit jeu des livraisons de denrées. Réfléchissez aux moyens de vous enrichir sans quitter Abydos, et nous verrons si nos projets sont réalisables.

 

55.

Iker nettoyait sa chambre lorsqu’il eut une vision.

Elle.

Elle lui parlait, mais il n’entendait pas les mots qu’elle prononçait. Puis elle disparut aussi brusquement qu’elle était apparue.

Cette fulgurance laissa le jeune homme interdit pendant de longues minutes. Que signifiait-elle, sinon qu’elle se souvenait de son existence et que leurs pensées étaient capables de se rejoindre ? Cependant, ce n’était sans doute qu’un rêve éveillé, et la voix autoritaire d’Héremsaf se chargea de rappeler Iker à la réalité.

—  Quand tu auras terminé tes travaux domestiques, rejoins-moi dans mon bureau.

Le jeune homme acheva scrupuleusement son ménage. Comme il n’avait essuyé aucun reproche depuis son arrivée, il fallait croire qu’il donnait satisfaction au maître de maison.

Iker emprunta un couloir blanc immaculé et frappa à la porte en sycomore.

—  Entre et referme derrière toi.

La pièce était spacieuse, les fenêtres ne laissaient passer que la lumière suffisante pour travailler, et un ordre impeccable régnait sur les étagères. Le visage d’Héremsaf demeurait aussi rébarbatif que d’ordinaire.

—  Prépare-toi à déménager, mon garçon.

—  Vous… vous ne me trouvez pas assez soigné ?

—  Au contraire, tu es une sorte de modèle. Ta maturité et ton sérieux ne cessent de me surprendre.

—  En ce cas…

—  Il s’agit d’une promotion. Le maire est particulièrement satisfait de ton travail et t’accorde une place dans l’élite des scribes. C’est pourquoi tu bénéficieras d’un logement de fonction et d’un domestique. En contrepartie, tes responsabilités et ta charge de travail augmenteront.

—  À quel poste suis-je affecté ?

—  Pour le moment, tu termines l’inventaire que tu as brillamment commencé. Puis tu procéderas toi-même à la redistribution des objets utilisables. Ensuite, tu t’occuperas de la réhabilitation des locaux. Une équipe d’ouvriers sera mise à ta disposition et tu organiseras les travaux à ta guise. Bien entendu, le maire exige des résultats rapides. Néanmoins, je t’accorde une journée de repos.

Iker et Vent du Nord déambulèrent dans Kahoun afin de découvrir chaque aspect de cette ville construite selon les proportions divines. Le mur d’enceinte donnait une impression de sécurité, encore confirmée par les rondes régulières de la police municipale. Grâce à des services de voirie efficaces, l’artère principale et les rues étaient d’une propreté exemplaire. De la plus vaste des villas, celle du maire, jusqu’à la plus modeste des deux cents maisons du quartier ouest, Kahoun pouvait se vanter de sa coquetterie : pas de façade décrépie, pas de volet à la peinture écaillée, pas de porte dégradée, des jardins bien entretenus, des canalisations en parfait état. Nul ne manquait d’eau, et le respect des règles d’hygiène était strict. La cité s’enorgueillissait de son nom sacré, « Sésostris est satisfait ».

L’organisation du travail n’y était pas moins remarquable. Le personnel des temples se montrait ponctuel dans l’accomplissement de ses tâches rituelles, boulangers et brasseurs recevaient les quantités de céréales nécessaires à la fabrication du pain et de la bière, les bouchers de la viande reconnue pure par le vétérinaire, le coiffeur ambulant tenait salon en plein air, les fabricants de sandales et de paniers les exposaient au marché, à côté des vendeurs de fruits et de légumes. À Kahoun, personne ne manquait de rien.

Iker s’arrêta devant l’étal d’un fabricant de jouets en bois. Poupées avec perruque et membres articulés, hippopotame, crocodile, singe, cochon… Tous très réussis ! Un objet retint son attention, un bateau d’une qualité remarquable.

On aurait juré une maquette du Rapide !

—  Vos jouets sont superbes, dit-il à l’artisan.

—  Les parents les apprécient autant que leurs enfants. Serais-tu déjà père de famille ?

—  Pas encore, mais j’aimerais offrir ce bateau.

—  C’est le seul que je n’ai pas fabriqué moi-même, et c’est aussi le plus cher. Un petit chef-d’œuvre !

—  Qui en est l’auteur ?

—  Un charpentier à la retraite. Le meilleur de Kahoun, d’après ses collègues. On l’a surnommé Rabot, tellement il s’est identifié à cet outil.

—  S’il habite encore ici, j’aimerais le féliciter.

—  C’est facile, il réside dans une petite maison du quartier ouest.

Le marchand fournit à Iker des indications précises.

—  Comment désires-tu être payé : en nature ou en heures de travail ? Je suis scribe et je peux rédiger n’importe quel type de document.

—  Ça tombe bien : j’ai justement besoin d’écrire aux membres  de ma famille qui vivent dans le Delta. Dix lettres, ça te convient ?

—  Ce bateau est si réussi que je t’en accorde douze.

Une servante balayait le seuil de la maison avec un bel entrain.

—  Pourrais-je voir Rabot ? demanda Iker.

—  Rabot, il est malade.

—  C’est très important pour moi.

—  Tu ne veux pas lui causer des ennuis, au moins ?

—  Je suis scribe et je voudrais le féliciter pour son talent d’artisan.

La servante haussa les épaules.

—  Bon, enlève tes sandales, lave-toi les pieds, essuie-les et ne salis rien. Je ne vais quand même pas faire le ménage ici deux fois par jour.

Iker se conforma aux instructions et pénétra dans la demeure dont la première pièce était réservée au culte des ancêtres.

Rabot se tenait dans la seconde, qui ressemblait fort à un atelier, avec des billes de bois, des outils et un établi. Mais le vieil homme ne travaillait plus. Les cheveux hirsutes, le dos voûté, le ventre gonflé, il était assis sur une chaise à haut dossier et tenait une canne sur le pommeau de laquelle s’appuyait son menton. Il regardait fixement une scie et une herminette à manche court, indispensable pour raboter les planches.

—  Je suis le scribe Iker et je désire vous parler.

—  Il vaut mieux oublier le passé, mon garçon. Moi qui étais le plus agile et le plus infatigable sur les chantiers, regarde ce que je suis devenu ! Je n’ose même plus sortir. La vieillesse est un grand malheur.

—  Vous fabriquez encore des maquettes, comme celle de ce bateau.

Rabot y jeta un œil distrait.

—  Un loisir d’impotent. J’en ai presque honte.

—  Vous avez tort, elle est magnifique.

—  Où l’as-tu trouvée ?

—  Chez le marchand de jouets.

—  J’en suis réduit à ça. Ma retraite suffit à me nourrir, mais ni ma tête ni mes mains n’acceptent cette déchéance.

—  Avez-vous travaillé sur un chantier naval ?

La question d’Iker offusqua le vieillard

—  Comment oses-tu en douter ? Pour tout charpentier de valeur, c’est un passage obligé !

—  Alors, vous avez participé à la construction de beaucoup de bateaux.

—  Des petits, des grands, des cargos… Lorsque se présentait une difficulté insurmontable, c’est moi qu’on appelait.

Iker lui montra la maquette.

—  Ce modèle réduit s’inspire-t-il d’un bateau que vous avez vu naître ?

Rabot palpa l’objet.

—  Bien sûr ! Un superbe bâtiment destiné à la mer, pas seulement au Nil. Il était si solide qu’il pouvait résister à plusieurs tempêtes.

—  Vous souvenez-vous de son nom ?

—  Le Rapide.

Le jeune scribe contint sa joie. Enfin, une piste sérieuse !

—  Le Rapide, répéta Rabot. Ce fut mon dernier travail d’importance.

—  Avez-vous rencontré le capitaine et l’équipage ?

Le vieillard hocha la tête négativement.

—  Vous connaissiez au moins leurs noms ?

—  Pas du tout, et ça ne m’intéressait pas. Ce que je voulais, moi, c’était une coque d’une robustesse à toute épreuve.

—  Savez-vous ce qu’est devenu ce bateau ?

—  Je l’ignore.

—  On ne vous a pas parlé de sa destination, le pays de Pount ?

—  Il n’existe que dans l’imagination des conteurs, mon garçon ! Même Le Rapide aurait été incapable de l’atteindre.

—  Qui était son propriétaire ?

Le vieillard fut étonné.

—  Le pharaon, bien sûr ! À qui veux-tu qu’un tel bateau appartienne ?

—  Œil-de-Tortue et Couteau-tranchant : ces noms vous sont-ils familiers ?

—  Jamais rencontré ces gens-là. Ils n’habitent ni Kahoun ni ses environs. Mais dis-moi, mon garçon, pourquoi ces questions ?

—  Je connaissais les marins du Rapide et j’aimerais savoir ce qu’ils sont devenus.

—  Il te suffira de consulter les archives. Un détail me revient en mémoire : mon dernier travail, je ne l’ai pas accompli sur le chantier naval, mais ici même. Il s’agissait d’un coffre en acacia aussi beau que robuste. L’acheteur avait passé une commande très précise, et je m’étais appliqué à respecter ses exigences. Un objet de cette qualité-là ne pouvait être destiné qu’à un temple ! Pourtant, quand l’homme est venu le chercher, il m’a révélé qu’il avait besoin de ce coffre pour un long voyage. J’ai songé au Rapide, mais j’ai sans doute eu tort.

—  Qui était cet homme ?

—  Un inconnu de passage. Comme il avait payé d’avance, et largement, je n’ai pas cherché à me renseigner.

—  Le reconnaîtriez-vous ?

—  Non, ma vue baisse chaque jour. Il était grand, je crois.

—  Il vaudrait mieux ne parler de notre conversation à personne, suggéra Iker.

—  Pourquoi ça ?

—  Supposez que Le Rapide ait été mêlé à…

—  Je ne veux rien supposer du tout et je ne veux plus rien entendre ! Je me doutais bien que tes questions n’étaient pas innocentes. Je suis vieux et je désire mourir tranquille. Sors de chez moi et n’y reviens plus. Désormais, tu trouveras porte close.

Iker n’insista pas, mais se promit d’interroger de nouveau le charpentier. Il avait encore beaucoup à lui apprendre.

L’agent du Libanais avait épié Iker pour savoir s’il tentait de contacter un vieil artisan trop bavard. A priori, aucun danger, car qui aurait mis le jeune scribe sur cette piste ?

Mais il fallut bien se rendre à l’évidence : Iker n’allait pas chez Rabot pour une simple visite de courtoisie !

Quoique fort improbable, cette éventualité avait pourtant été envisagée.

Aussi l’agent du Libanais savait-il comment réagir.

 

56.

—  Le Nil est vide, constata le général Nesmontou, incrédule.

À l’approche de Kis[37], la capitale de la quatorzième province de Haute-Égypte, la flottille de Sésostris s’attendait à un accueil guerrier. Mais les navires de combat du chef local, Oukh, étaient restés à quai, et le pharaon débarqua sans rencontrer la moindre opposition.

—  C’est forcément un piège, estima Séhotep. Laissez-moi partir en éclaireur, Majesté.

Sur le quai, pas un seul milicien. L’endroit paraissait déserté.

—  L’idée du Porteur du sceau est excellente, approuva Sobek le Protecteur. Je lui donne une escorte.

—  Qui respecterait un roi lâche ? Suivez-moi.

Sésostris marcha en tête. Sobek ne cessait de scruter les environs, tentant de deviner d’où proviendrait l’attaque.

Jusqu’à l’entrée de la ville, rien ne se produisit.

Dans les rues, pas âme qui vive. Portes et volets étaient clos.

—  Quel malheur s’est abattu sur cette cité ? demanda Séhotep, angoissé.

Enfin, le roi aperçut les premiers habitants.

Prostrés, la tête sur les genoux, ils semblaient accablés de désespoir, incapables de réagir.

À l’approche du palais, le sol était jonché d’armes. Les miliciens avaient abandonné arcs, flèches, lances et épées.

Assis devant la porte principale, un officier était prostré.

—  Que se passe-t-il ici ? interrogea Sobek.

Le militaire leva des yeux rougis à force d’avoir pleuré.

—  Notre chef vient de mourir.

—  Une révolte contre lui ?

—  Non, bien sûr que non ! Qui aurait osé se révolter contre le seigneur Oukh ? Il est mort parce que le serpent sacré de sa province est mort, parce que son vase sacré a été brisé, parce que les champs sont desséchés, parce que les troupeaux sont malades… Et tout cela parce que notre symbole protecteur ne remplit plus sa fonction.

Sésostris se dirigea vers le temple, dédié à Hathor. Civils et militaires s’étaient rassemblés à l’extérieur, guettant un signe d’espoir.

—  Vénérez le pharaon ! clama Nesmontou. Lui seul mettra un terme à vos malheurs.

Tous se tournèrent vers le colosse. Un prêtre accourut vers lui et s’inclina.

—  Majesté, notre rébellion vient d’être sévèrement châtiée ! Épargnez nos vies, je vous en supplie.

—  Personne n’a rien à craindre.

Le sourire revint sur les lèvres de quelques habitants de Kis. Si Pharaon acceptait de les protéger, le mal serait écarté.

—  Je dois vous montrer le désastre, Majesté.

Sésostris suivit le prêtre à l’intérieur du temple. Dans une chapelle était conservé l’objet le plus sacré de la province, un papyrus d’où émergeaient deux plumes encadrant un disque solaire flanqué de deux uraeus.

Un seul regard suffisait pour percevoir l’ampleur de la catastrophe.

Le papyrus s’était flétri, le disque avait perdu tout éclat, l’œil des cobras ne brillait plus. Dans ce symbole qui portait le nom d’oukh, le même que celui du chef de province, l’énergie était presque éteinte.

—  Nous allons tous périr, prophétisa le prêtre. Cet endroit est maudit !

—  Calme-toi, ordonna le roi.

Seules les deux plumes gardaient encore un semblant de vigueur. Incarnation de l’air lumineux qui circule dans l’univers et féconde les germes de vie, elles offraient une ultime possibilité de survie.

—  Le cancer ronge l’acacia, et voici l’une de ses métastases, constata le roi. Concentrez vos pensées sur le disque solaire, vivez chacun des mots que je vais prononcer, faites revivre la puissance en communiant avec le Verbe.

Séhotep, Nesmontou et Sobek s’unirent à la parole royale pour former un être de connaissance.

La voix de Sésostris s’éleva, récitant un hymne au soleil levant.

—  Apparais dans la région de lumière, illumine de turquoise les Deux Terres. Chasse les ténèbres, renais chaque jour, viens à la voix de celui qui prononce ton nom. Unique qui demeure unique, unis-toi à ton symbole. Il révèle ta nature sans la trahir. Crée ce qui est en bas comme ce qui est en haut. Flamme vivant à l’intérieur de son œil, sois le bâtisseur, pénètre dans ton sanctuaire.

Peu à peu, le papyrus reverdit. Puis les yeux des cobras rougirent comme de la braise. Enfin le disque retrouva son éclat, illuminant la chapelle.

—  Va chercher les prêtres, ordonna le monarque au général Nesmontou.

Quand ils virent leur symbole ressuscité, les ritualistes s’inclinèrent devant le roi et commencèrent à chanter ses louanges.

—  Pas de verbiage, trancha Sésostris. Les rites n’ont pas été correctement célébrés, et vous avez failli en payer le prix fort. Au lieu de vous apitoyer sur vous-mêmes, accomplissez avec rigueur les services de l’aube, de midi et du couchant. À la moindre alerte, prévenez-moi. Désormais, cette province appartient à l’être de Pharaon

Dès sa sortie du temple, Sésostris fut acclamé par la population. Soudain, la liesse s’interrompit et les badauds s’écartèrent.

Apparut une trentaine de policiers tenant en laisse des molosses. Ils formaient le corps d’élite de la milice du défunt Oukh, et leur commandant ne semblait pas animé des meilleures intentions.

—  Nous, on n’est pas prêts à baisser la tête ! Cette province était indépendante, et elle le restera.

—  Cesse de proférer des stupidités, intervint Nesmontou. Sa Majesté vient de la sauver de la destruction. Désormais, elle lui obéira.

—  Pas besoin d’autorité extérieure, s’entêta le commandant. Je me proclame nouveau chef de province et je chasse tout intrus hors de mon territoire.

—  Se rebeller contre Pharaon conduit à la mort, rappela Sésostris. Je veux bien oublier ta folie passagère, mais soumets-toi maintenant.

—  Si vous faites un seul pas en avant, je lâche les chiens.

—  Ne prenez aucun risque, recommanda Séhotep au monarque. Nous ne sommes pas assez nombreux pour leur résister. Rentrons dans le temple.

Sésostris avança.

Le commandant et ses miliciens lâchèrent les molosses, qui se ruèrent vers le roi.

Sobek voulut se placer devant le souverain mais, d’un geste sec, ce dernier l’en empêcha.

À moins d’un mètre de leur proie, les chiens se bousculèrent, tournèrent en rond, montrèrent les crocs, lancèrent des aboiements furieux, puis se calmèrent. Ils ne formèrent plus qu’une meute paisible dont le dominant vint quémander une caresse avant de se coucher aux pieds du roi.

— Ces animaux savent qui je suis. Toi, commandant indigne, tu ne mérites pas de leur donner des ordres.

Affolé, l’officier tenta de s’enfuir. Deux de ses subordonnés lui fracassèrent le crâne d’un coup de gourdin.